« Rien ne justifie qu’Emmanuel Macron assiste à une messe au Vélodrome. »

Tribune parue dans « Le Monde » de l’historien Jean-Noël Jeanneney.

Visite du pape à Marseille : 

La présence d’Emmanuel Macron à la messe que le souverain pontife célèbrera samedi 23 septembre au Stade-vélodrome, à Marseille, est malvenue. Qu’il accueille François, hors des lieux de culte, avec tous les honneurs qui lui sont dus comme chef d’Etat – si le pape lui-même le souhaite, ce qui ne semble pas être le cas –, il n’est rien là qui ne puisse être approuvé. Mais il s’agit de tout autre chose : de la République, incarnée par son président, se portant au cœur de l’expression rituelle d’une religion qui est pratiquée, parmi d’autres, sur notre sol. Pense-t-il plaire à la pensée traditionaliste ? Le prix est trop lourd, au regard de la nation tout entière.

Après l’armistice de 1918, le cardinal Amette, archevêque de Paris, organisa un Te Deum à Notre-Dame et il y convia les représentants de l’Etat. Clemenceau, le « Père la victoire », était chef du gouvernement. Il s’opposa radicalement à cette perspective. Il consentit seulement à ce que Mme Poincaré, épouse du président de la République, assistât à l’office à titre personnel. Plus tard, le cardinal Mercier, archevêque de Malines (Belgique), l’incita, en tant que président de la Conférence de la paix, à « inviter un représentant des principales nations de l’Entente à présider un acte de religion ». Des cérémonies d’Eglise organisées en présence du gouvernement de la République ? Ah non ! Le Tigre répondit que la loi française l’excluait absolument. L’Etat, tout en protégeant ardemment les divers cultes et leur exercice, ne devait se mêler d’aucun.

Il faut détester, de la part de la puissance publique, toute intolérance – contraire à l’esprit de la laïcité, qui, si elle s’y abandonne, se pervertit aussitôt. Mais on se doit d’exiger une rigoureuse fermeté sur les principes, faute de quoi la République s’engage sur une pente glissante. On entend évoquer aujourd’hui, notamment dans la bouche du chef de l’Etat, tel ou tel précédent justifiant l’entorse qui se prépare à l’esprit de la loi de 1905. Aucun n’est valide.

Lorsque Jean Paul II, en 1996, vint célébrer en France le prétendu anniversaire du baptême de Clovis, Jacques Chirac l’accueillit à juste titre comme souverain du Vatican. Mais dès lors que le pape annonça qu’il serait en « tournée pastorale » (ce qui est aussi, si on le comprend bien, la coloration que François souhaite donner à sa venue), le chef de l’Etat eut raison de ne pas le rejoindre lors d’une célébration catholique et de se poser expressément devant lui comme le président d’une France « républicaine et laïque ».

Sainte colère

Une deuxième catégorie ne soulève pas de difficulté. Qu’un président assiste – sans aucun geste d’adhésion religieuse – à une cérémonie pour une personnalité défunte dans le temple de sa foi, fort bien. Lorsque le président François Hollande se rendit dans une synagogue, en janvier 2015, après l’attentat à l’Hyper Cacher, on l’approuva. Il venait soutenir des croyants, dont il n’était pas, parce que plusieurs de leurs coreligionnaires avaient été frappés pour cela. En juillet 2016, après l’assassinat du père Jacques Hamel par des djihadistes dans son église de Saint-Etienne-du-Rouvray (Seine-Maritime), le même François Hollande vint à juste titre à la messe en son hommage.

De Gaulle se trouve, ces jours-ci, beaucoup invoqué. Il se rendit à Notre-Dame (pour un Magnificat, non pour une messe), lors de la libération de Paris. Il n’était pas question, en l’occurrence, de saluer une Eglise qui n’avait certes pas été impeccable sous l’Occupation, mais de se rassembler dans un haut lieu de l’histoire de France. De même doit-on relativiser le cas où le Général se joignit à Konrad Adenauer, chancelier d’un pays qui ne faisait pas profession de laïcité, pour assister à une messe dans la cathédrale de Reims, en juillet 1962. Certains, chez nous, le regrettèrent, mais la symbolique de ce rapprochement, enraciné dans une histoire bien antérieure à la Révolution, pouvait justifier un tel choix, salut politique à la très longue durée de l’Europe, depuis le « fond des âges ».

Quant à l’épisode du service religieux de Leningrad auquel de Gaulle assista lors d’un voyage officiel en URSS, en juin 1966, ce fut pour lui une manière de saluer, sur place, les efforts vers la liberté de Russes asservis dans leur foi : on est bien loin du cas qui nous occupe ces jours-ci. Ajoutons que l’aide de camp de De Gaulle, l’amiral Flohic, a raconté l’irritation que celui-ci exprima lorsqu’il fut placé dans la situation de devoir communier parce qu’on lui tendit une hostie à l’improviste. Pris par surprise, il ne crut pas pouvoir, sans faire scandale, se dérober. Il en manifesta ensuite, autour de lui, une sainte colère.

Ce danger, au moins, heureusement, ne nous menace pas aujourd’hui, puisque Emmanuel Macron a promis qu’il s’abstiendrait, à Marseille, de tout geste religieux. Nous ne risquons donc pas, en l’occurrence, de revoir Nicolas Sarkozy allant dire au Vatican, non sans faire plusieurs signes de croix, que la France était « la fille aînée de l’Eglise ».

Inégalité de traitement

Du côté de l’inadmissible, on rappellera comme échappant à toute règle républicaine le geste des autorités publiques dans l’atmosphère de la débâcle de 1940 : le président du Conseil, Paul Reynaud, et plusieurs ministres assistèrent, le 19 mai, à une cérémonie organisée à Notre-Dame pour prier Dieu (sans succès, comme on sait…) d’accorder la victoire à la patrie. On admettra que le désarroi collectif pouvait expliquer que ces hommes aient perdu quelques repères.

Les autres atteintes graves à la laïcité, dans ce champ et à cette hauteur, demeurent exceptionnelles et on ne peut pas concevoir qu’elles légitiment après coup, puisqu’elles furent blâmables, le projet du Stade-Vélodrome. Jacques Chirac, salué plus haut, fut coupable, en revanche, de communier, devant les caméras de télévision, à la cérémonie tenue à Notre-Dame (et que le cardinal Lustiger n’avait pas voulue œcuménique) lors de la disparition de François Mitterrand.

Il n’existe qu’un seul cas, sauf erreur, depuis 1905, où un chef de l’Etat a assisté à une messe célébrée par un pape en visite dans notre pays. Ce fut le jour où Valéry Giscard d’Estaing choisit de le faire, sur le parvis de Notre-Dame, lors de la visite en France de Jean Paul II, le 30 mai 1980. Il eut grand tort.

La doctrine de Clemenceau est-elle dépassée ? Certains veulent le croire et, cependant, dans un temps où la place de l’islam de France, en particulier, soulève tant d’interrogations, elle garde plus de force que jamais. Comment ne pas se persuader que nos compatriotes musulmans, auxquels on impose, à juste titre, une stricte laïcité, éprouveront, ces jours-ci, le sentiment d’une insupportable inégalité de traitement ? Je suggère que Brigitte Macron, puisqu’elle n’a pas, dans notre pays, de statut officiel, assiste, en l’absence de son mari, à titre privé, dans la ligne de Mme Poincaré, à la messe de Marseille.

Jean-Noël Jeanneney est historien, universitaire. Ancien secrétaire d’Etat à la communication (1992 et 1993)